Je songeais en voyant le Comte de Forchevreuse lancer des regards aigus au-delà de ses interlocuteurs et chercher à atteindre ceux des apaches, comme il aimait à les appeler (recouvrant de ce nom à la fois leur condition sociale mais aussi, peut-être sans en être conscient, une couleur ethnique qui évoquait les indiens ligotant les pionniers américains venus saisir leur terre), que sa nervosité, qu'il savait si bien contenir tout en laissant échapper quelques signes – de même qu'on ne voit pas l'eau bouillir dans une casserole recouverte mais qu'on voit s'envoler la vapeur en jets vigoureux – annonçait l'imminence du moment où son désir ne pourrait être endigué plus longtemps. D'ailleurs l'un de ces apaches, sans doute habitué au manège de Forchevreuse, lui adressa en retour un sourire de connivence, certes aimable puisqu'il disait : - "Je te connais, viens donc vers moi, ne fais pas la bête" – et en même temps, par une légère inclinaison des commissures des lèvres vers le bas, qui en quelque sorte annulait ce que le sourire avait d'engageant, promettait au Comte les souffrances et humiliations dont il rêvait.
Ce signal parfaitement compris eut pour conséquence que le Comte quitta le cercle de ses interlocuteurs – qui, occupés eux-mêmes à d'autres ballets visuels, semblèrent trouver cette attitude parfaitement normale- et se dirigea vers l'apache. Il eut ce bref mouvement de menton qu'on lui connaissait, et qui, dans d'autres salons, annonçait un trait ou une "rosserie", mais qui en cet endroit n'était là que pour rappeler que, quelles que fussent les turpitudes auxquelles il allait se livrer, le Comte était maître de ses désirs et des hommes qui allaient s'occuper de les satisfaire.
-"Alors, dit l'apache, tu vas pas me regarder comme ça, ou je m'en vais te corriger. Et ton cul va en prendre". Je vis que le Comte, dont l'œil se troubla d'un coup, était passé de l'autre côté de la réalité, que le mot vulgaire, "cul", l'avait atteint dans une de ces régions de l'esprit où nos perversions les plus secrètes s'épanouissent en images que nous gardons pour nous seuls et qui d'un seul coup (dans le cas de Forchevreuse grâce au mot "cul"), peuvent remonter à la surface, devenir presque concrètes, parce qu'elles vont bientôt prendre corps. Et l'apache, joignant le geste à la parole, claqua des doigts, comme s'il répondait au mouvement de menton hautain, et traversa le salon, suivi par le Comte qui, déjà dans son jeu, avait l'attitude du prisonnier aux mains d'un surveillant brutal ou d'un aristocrate enlevé par des gens du peuple invertis. Quand ils eurent disparu, Joseph se tourna vers moi et me dit : - Je sais bien que ce n'est pas votre genre, mais vous pouvez assister à la suite de l'histoire." Je me récriai qu'il était hors de question que le Comte me vît en tant que témoin, mais Joseph eut un sourire entendu. – "Oh, mais il ne vous verra pas!" Ma curiosité, que je croyais satisfaite depuis que j'étais entré dans cette maison ( déjà un peu honteux d'avoir suivi Joseph sous prétexte qu'il voulait me montrer ce à quoi il était réduit pour gagner de l'argent), avait connu un regain de force quand j'avais découvert le Comte, me cachant de lui dans cette foule d'invertis, et que Joseph avait glissé à mon oreille de quels vices son client de marque était frappé, et je me rendais compte que je ne pouvais l'arrêter, de même que le Comte ne pouvait arrêter l'expression de son désir en suivant l'apache, ce qui me fit suivre sans presque m'en rendre compte Joseph vers une petite pièce sans lumière dont un des murs n'était qu'une glace sans tain.
De l'autre côté, le Comte était dévêtu avec brusquerie par l'apache. A peine reconnus-je le visage de cet homme qui, quelques jours auparavant encore, déclamait les yeux mi-clos un poème de sa composition où les hortensias bleus tenaient une si grande place, devant un parterre de duchesses et de princesses, toutes parentes à des degrés divers, le même homme qui symbolisait à mes yeux la lignée la plus haute, la plus ancienne, de France, et qui aujourd'hui non seulement portait sur son expression le désir le plus sauvage, mais aussi sur son corps maintenant entièrement nu les marques de sévices précédents, comme si, les vêtements ôtés, ces stigmates dévoilaient une autre personne, non pas descendante de Du Guesclin mais d'un animal étrange, un de nos ancêtres communs à lui comme à tous les hommes présents dans cet hôtel, y compris moi.
Nouvelle érotique " La Flagellation de Forchevreuse " © nouvellestentations.com
Je m'aperçus que je n'étais pas seul dans cette pièce, mais que trois autres hommes, sans doute habitués du lieu, regardaient la salle où le Comte était jeté sur un lit à baldaquin par l'apache qui lui liait les mains aux montants en bois, à l'aide de bracelets métalliques qui n'étaient pas sans rappeler ceux que portent les forçats ou les prisonniers. Puis l'apache sortit du tiroir d'une commode une espèce de knout, au bout doté d'une étoile de fer, et se promena de long en large dans la pièce, alors que le Comte écartelé, à genoux, offrait aux spectateurs que nous étions le spectacle de sa soumission obscène. Mais, comme si la chose avait été étudiée de façon que le plaisir de chacun fût complet, non seulement nous pouvions tout voir, mais aussi tout entendre (et je pensai que le Comte le savait très bien, qu'il connaissait l'existence de la glace sans tain, et même que ce stratagème décuplait sa folie), que ce fût la voix de l'apache, les sifflements et les coups du knout, les gémissements du Comte, et ses cris horribles chaque fois que l'instrument de sa torture et de ses délices s'abattait – et chaque flagellation étant accompagnée d'un commentaire de l'apache : – Tu en veux encore, hein ? Petite lopette !... Tends bien ton cul, où je vais aller te fouetter de l'autre côté, tu vas voir !
Cette crudité extrême, cette obscénité sans fard, tant dans les gestes et les attitudes que dans les mots, me laissèrent un instant pétrifié, ce qui n'était pas le cas des autres spectateurs. J'entendais des froissements et je devinais des contorsions qui prouvaient qu'ils n'étaient pas inactifs. Bientôt, la demi-obscurité qui me parut être la conséquence d'un savant réglage de la lumière, celui-ci permettant une vision à la fois claire de l'ensemble des actions engagées et imprécise de ses détails, m'offrit le spectacle diffus d'un homme bien habillé, dont le pantalon ouvert sur le devant laissait apparaître le membre dressé que son voisin avait saisi et sur lequel il imprimait un mouvement lent. La lenteur même de ce mouvement, ajoutée au silence qui régnait dans cette pièce, donnait un caractère irréel, magique, digne de ces rêves ou cauchemars d'enfant où les personnages, souvent maléfiques, grouillent dans l'ombre, rampent et s'apprêtent à vous sauter à la gorge. Malgré moi, j'eus un mouvement de recul dont Joseph comprit le sens, puisqu'il chuchota à mon oreille : - Ne vous inquiétez pas, personne ne viendra vous importuner. Car c'était pour moi une chose de voir l'inversion dans son étalage le plus trivial et une autre d'en être la victime. Si j'avais pu analyser mon trouble (car il existait) , j'eusse pu y trouver à la fois la traduction du plaisir pervers de contempler un spectacle d'ordre sexuel, fût-il dépravé et ne correspondant pas à mes goûts, et la surprise faite par ce moi perverti à mon moi habituel, policé, pudique, celui-ci perdant la partie contre celui-là. Sur l'instant, je ne pouvais que penser : - "Non, je ne dois pas en regarder plus, je sais maintenant ce qui se passe ici, c'est affreux", mais aussi: – "Puisque je suis là, autant voir ce qui va arriver, et puis ce Forchevreuse, jusqu'où ira-t-il ?"
La réponse à cette question allait venir dans l'instant presque, car la scène de l'autre côté de la glace sans tain changeait de nature. Un homme très féminin, assez jeune, vêtu d'une grande cape noire fermée, apparut dans la pièce, bientôt suivi d'un autre, du même genre et du même âge. Et la vision de ces deux personnages et de l'apache permettait de saisir les deux pôles de l'inversion masculine, l'un mâle à l'excès, l'autre femelle jusqu'à la caricature, ces pôles entre lesquels Forchevreuse, dominé, humilié, passif, naviguait à plaisir, cette domination subie et cette passivité humiliée le mettant lui-même dans une position de mâle violenté ou de femelle esclave (qu'en était-il de ce qu'il imaginait ? De quoi était fait son rêve ?). Mon étonnement, un peu calmé depuis le début de la scène de fustigation qui avait duré suffisamment longtemps pour que les fesses et le dos du Comte fussent rougis, redoubla quand l'un des deux jeunes invertis ouvrit sa cape et qu'apparut à nos yeux un long membre sombre et dressé qu'il saisit de sa main gauche, tandis que la droite se posait impérieusement sur la taille du Comte, afin qu'il se cambrât. L'inverti se plaça derrière celui-ci, le cachant aux regards des témoins dont je faisais partie. Nous vîmes les mouvements du jeune pédicateur, d'abord doux et lents, puis rapides et profonds, et il me parut que les cris du Comte qui accompagnaient ces infâmes coups de boutoir, de brefs et aigus qu'ils étaient au commencement de la pratique devenaient longs et rauques, jusqu'à n'être bientôt plus qu'un seul râlement que je n'aurais pu qualifier de plaisir si l'apache, venu se placer face au Comte pour, me sembla-t-il, lui caresser le visage, n'avait pas dit : - « Ah, tu aimes ça, hein, qu'on t'encule! Mais ne t'inquiète pas, petite roulure, tu vas te faire enculer comme jamais ! » Et il répétait ce mot obscène à satiété, comme s'il devait augmenter le bonheur de Forchevreuse. En outre, j'avais failli oublier que celui-ci payait, et grassement d'après ce que m'avait dit Joseph ("C'est un client très généreux, si tous étaient comme lui !"), pour subir ces outrages qui devaient l'amener, je n'en doutais plus, à la jouissance.
Nouvelle érotique " La Flagellation de Forchevreuse " © nouvellestentations.com
Depuis le début de la scène, je n'avais guère prêté attention à mes voisins, car, rassuré sur le fait qu'ils ne m'importuneraient pas ( et la présence de Joseph agissait comme un baume sur mon anxiété) , je ne m'intéressais qu'au déroulement du spectacle offert par Forchevreuse. Mais un bruit, un mouvement me fit tourner les yeux vers ma gauche, où l'un des spectateurs, celui-là qui s'était déboutonné et se faisait manuéliser par son voisin, s'était mis à genoux et prenait dans sa bouche le sexe de celui qui le cajolait auparavant, lui adressant une caresse qui semblait celle d'un habitué de la chose, peut-être même d'un spécialiste, si je me fiais aux gémissements extasiés de celui qui la recevait. L'homme qui suçait le membre avait les cheveux blancs, et cela me fit comprendre que la perversion, si elle peut commencer tôt, ne se termine pas toujours avec la maturité, mais au contraire se développe avec elle, et devient avec les premiers vieux jours une manie que seule l'impotence ou la maladie peuvent ruiner. C'est alors que Joseph, qui avait surpris mon regard, me dit, toujours à voix basse : -" Lui, il ne vient que pour sucer. Il peut en faire vingt ou trente en un soir. On l'appelle bouche d'or." Cette expression, au lieu de renforcer l’image que m’offrait l’homme à cheveux blancs ainsi surnommé, en déclencha une autre, si surprenante en un tel lieu et un tel moment, qu’elle m’enleva de la pièce - au sens où une partie de ma conscience quitta la petite salle et me transporta autre part, loin dans le temps et l’espace, chez mes cousins de Bervilliers, lorsque le petit Albert et moi jouions aux explorateurs et qu’Albert nous donnait des surnoms. Celui de « bouche d’or », qu’il avait lu dans un conte pour enfants, désignait un indigène doué de voyance, et il se l’était approprié. Bien qu’il n’y eût aucune chance que l’homme aux cheveux blancs dont la tête s’avançait et reculait, de plus en plus vite maintenant, sur le membre de son voisin, fût le petit Albert, la vision de ce dernier trônant sur la margelle du puits et déclamant des prédictions terribles se substitua à la réalité, avant de perdre de sa force et de me rendre à nouveau au spectacle des turpitudes si éloignées des chimères enfantines. La scène, de l’autre côté de la glace sans tain, se termina bien vite, et de manière fort curieuse. Le jeune inverti qui sodomisait le Comte (et ce mot, qui me vint à l’esprit, constituait l’acte le plus absolu des habitants de Sodome ) se retira, et l’apache libéra Forchevreuse pantelant.
– "Regarde donc ça, tiens!" Et l’inverti, aidé de son camarade, retira sa cape. Je vis alors un corps gracile, deux petits seins aux tétons longs et roses, et le membre toujours dressé mais ceint à la taille par une bande de tissu. C’était une femme, dont le rire parvint jusqu’à mes oreilles, que son camarade, qui retira sa cape à son tour, libérant une poitrine plus forte et un sexe féminin presque glabre, embrassa dans le cou, puis sur les épaules, puis, descendant encore, entre les fesses où il s’attarda. Ainsi Gomorrhe rejoignait-elle Sodome pour le plaisir du Comte, qui souffrait mille morts et mille plaisirs à cette vue de deux corps de femmes lascives, et qui, tourné vers nous maintenant, offrait à la vue de tous un membre raide, assez petit mais épais. Ce membre, mâle et naturel, semblait appeler assistance. Comme si l’apache l’avait compris – et moi je comprenais que ce ballet était orchestré, et que, si probablement on ménageait au Comte quelques surprises, quelques variantes, la trame générale était le fruit d’un ordonnancement auquel le Comte lui-même avait apporté son concours, voire ses exigences- , il lança à Forchevreuse : - "Tu sais bien que je ne touche pas, moi. Je corrige. Alors tu te finis tout seul, mon prince. On te regarde. Allez."
Et Forchevreuse, devant les deux femmes qui se caressaient de plus en plus hardiment et riaient de lui, porta sa main à son membre et se masturba, l’œil mi-clos, égaré, presque fou, jusqu’à ce qu’il jouît, encouragé, si l’on peut dire, par l’apache qui avait repris le fouet. Epuisé, le Comte se renversa en arrière. Il y eut une autre jouissance de l’autre côté de la glace sans tain, près de moi, car l’homme aux cheveux blancs resta immobile contre le ventre de son voisin, qui poussa des grognements. A peine entendis-je Joseph murmurer à mon oreille :
-"Ceux-là ont fini. Si le cœur vous en dit, après le Comte, nous avons un sénateur qui aime autre chose."
Je ne pus répondre. En effet, je venais de reconnaître en la jeune femme qui avait sodomisé Forchevreuse, et qui venait de s’approcher de la glace pour se mirer en disant à sa complice: - "Nous n’allons par rester comme ça, toutes les deux. Hein, mon amour ?" la petite Célestine, celle-là même qui m’avait dit à l’hôtel de Mérinbourg, alors que je cherchais du regard la petite troupe de collégiennes « Oh, je vais les rejoindre, nous sommes invitées par des garçons très gentils », celle qui portait des robes bleues, des petites chaussures plates, des châles italiens, et qui voyageait avec ses parents.
Article " Un inédit de Marcel Proust ! " Nouvelle érotique " La Flagellation de Forchevreuse " © nouvellestentations.com
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